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Identités en errance

En étant placés dans une institution, où ils vivaient séparés de la population africaine, les métis se sont littéralement retrouvés entre deux mondes. De nombreux métis ont donc eu du mal à façonner leur identité, tant en Afrique qu'en Europe ou ailleurs.

«

Je croyais que j’étais en Europe, ce n’était vrai. » 

Lettre d'une métisse, 1959, Nyanza, VCA, dossier individuel

Aux côtés des autorités civiles, les acteurs religieux se sont également occupés d'inscrire dans les registres ou fichiers les enfants métis qui se trouvaient sous leur supervision. Comme ces documents appartiennent aux archives de la congrégation, ils sont de statut privé. Par conséquent, leur conservation et leur accessibilité ne sont soumises à aucune obligation légale.

L'équipe du projet est encore loin d'avoir identifié et localisé tous ces registres et fichiers ; chaque découverte est donc d'une importance capitale.

 

Cette « fiche d'identité enfant mulâtre » a vraisemblablement été établie par la mère supérieure de l'institut de Save. Elle nous apprend beaucoup sur les informations que les acteurs religieux considéraient comme pertinentes au sujet des métis dont ils avaient la charge, mais aussi sur les critères selon lesquels les enfants étaient classés.

Elle mentionne des données sur l'origine des enfants, mais aussi sur leurs parents biologiques. On y trouve également mention du statut (reconnu ou non) de l'enfant en question. Il apparaît ainsi que même les enfants légalement reconnus pouvaient être admis dans un institut religieux.

 

La fiche reproduite ici concerne une femme qui est arrivée à Save en 1930 et a été déplacée en Belgique à l'âge de 31 ans. Cela nous indique que parmi les résidents de Save, il y avait donc aussi des métis adultes. De manière générale, les sources nous montrent que les métis, même une fois adultes, restaient la plupart du temps considérés et désignés comme des « enfants ».

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Fiche d'identité, s.d., Save, VCA, fonds Save

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Certificat d'identité, 1915, Bomana, SPF Affaires étrangères, GG, dossier individuel

L'état civil des métis dans les colonies dépendait dans une large mesure de la reconnaissance ou non par leur père. Seuls les métis légalement reconnus par leur père belge pouvaient potentiellement prétendre à la citoyenneté belge.

Mais les autorités coloniales ne souhaitaient pas pour autant regrouper les métis non reconnus avec le reste de la « population indigène ».

 

C'est pourquoi, en 1915, elles ont introduit une ordonnance qui prescrivait que les métis non reconnus (« enfants mulâtres naturels ») soient inscrits dans les « registres de la population indigène civilisée ».

 

Cependant, de nombreux documents attestent que les ordonnances et règlements n'étaient pas appliqués de manière systématique, avec de fortes variations en fonction des territoires, des époques et des administrateurs concernés. Des témoins de l'époque se plaignent d'ailleurs que l'ordonnance de 1915 est appliquée de manière très inégale.

 

Malgré ce qu'indique le certificat d'identité reproduit ici, il est tout à fait possible que l'identitié du père biologique n'était pas réellement inconnue, mais que son nom ne figure pas sur le certificat car il n'avait pas reconnu légalement l'enfant.

À ce jour, l'équipe de recherche a trouvé de tels certificats et registres pour certains territoires et certaines périodes. Il est fort probable que tous ces certificats et registres n'aient pas été conservés, et une partie des ces collections est vraisemblablement  restée sur place après l'indépendance.

À partir des années 1930, l'administration coloniale montre un intérêt grandissant pour la « question mulâtre », percevant la présence des métis comme un problème politique, social, juridique et scientifique. À plusieurs occasions, l'administration coloniale a tenté d'établir des estimations du nombre de métis sur le territoire colonial belge en procédant à des recensements. 

 

Par exemple, une enquête menée à la demande des autorités coloniales en 1947 (illustrée ici) a dénombré 3879 métis sur le territoire du Congo belge et Ruanda-Urundi.

Tableaux de recensement des métis.ses, 1947. SPF Affaires étrangères, CP,  dossier recensements. 

Certains témoins de l'époque ont signalé que tous les districts n'envoyaient pas les informations demandées lors des campagnes de recensements, les données restant dès lors incomplètes. Certains territoires sont par conséquent nettement mieux documentés que d'autres.

 

En outre, cet extrait de l'enquête de 1947 montre que le concept de « mulâtre » était extrêmement élastique. Une véritable hypercatégorisation des métis a eu lieu, où non seulement l'origine, mais aussi la situation familiale et éducative et la nationalité des parents sont autant de critères pour diviser les métis en un nombre croissant de catégories.

 

Le terme « mulâtre » a également été utilisé pour désigner les enfants d'origine afro-asiatique ou arabo-africaine. Dans cet exemple, nous voyons que le terme a même été utilisé pour désigner la « nationalité » d'une personne. Une chose est claire, cependant : pour l'administration coloniale, une goutte de sang « indigène » suffisait pour cataloguer un individu comme métis. Même les petits-enfants des métis, appelés « octavons », étaient encore considérés comme « mulâtres ».

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Fiche de monitrice, s.d., VCA, fonds Save

En dépit du fait que les institutions et missions accueillant les métis se targuaient de leur prodiguer une éducation spéciale, plus « élevée » et « européenne » que celle donnée aux enfants dits « autochtones », les possibilités de développement et d'émancipation des métis étaient en réalité plutôt limitées.

Les parcours professionnels des métis étaient tracés en fonction des besoins de la société coloniale et de la position intermédiaire qu'ils pouvaient y occuper. Certaines filles dans les instituts étaient formées comme « monitrices » et s'occupaient des plus petits enfants.
De cette façon, certains métis sont restés liés, dans leur vie d'adulte, à l'institution où ils avaient été élevés pendant leur enfance.

Il était souvent question de protéger les jeunes filles métisses des « dangers moraux » auxquelles ont les croyait particulièrement vulnérables. Afin de les soustraire à ces "dangers", il était courant de pratiquer des mariages arrangés avec d'autres métis, ou selon les régions, avec des célibataires blancs ou "indigènes civilisés". 
Dans le même temps, ces pratiques ont renforcé leur isolement du reste de la société coloniale et ont contribué au développement d'un monde « à part », dans lequel de nombreux métis ont évolué.

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Statut de l'Association des mulâtres du Katanga, Elisabethville,1953. SPF Affaires étrangères, GG, dossier Amukat

Au fil du temps, dans ce contexte de ségrégation croissante de la part des autorités, les métis construisent peu à peu eux-mêmes une identité collectiveL'exclusion des métis et leur isolement à la fois par rapport au « monde blanc » et au « monde noir », a ainsi donné naissance à la construction d'une identité spécifique. Des groupes d'intérêts se sont développés déjà durant la période coloniale, afin d'obtenir de meilleures conditions de vie et une position sociale plus favorable pour les métis.

 

L' « Association des Mulâtres du Katanga » (AMUKAT), fondée en 1953, plaidait pour un meilleur accès à l'éducation et à la promotion sociale de ses membres. Leur croyance en une identité métisse partagée et fraternelle peut être vue comme un contrepied à l'hyper-catégorisation mise en place par les autorités. Les fiches individuelles des membres de cette organisation documentent principalement leur parcours éducatif et professionnel. Cependant, on remarque que les statuts de l'AMUKAT reprennent largement à leur compte le discours des autorités coloniales. Il s'agissait peut-être d'une stratégie délibérée, destinée à ne pas apparaître comme une menace pour l'ordre colonial et donc à maximiser les chances de succès de leurs revendications. L'AMUKAT estime en outre, à l'instar des œuvres caritatives européennes qui s'occupaient des métis, que les enfants abandonnés et les jeunes femmes ont besoin d'une protection spécifique et ciblée.

 

Pour les chercheurs, ces documents fournissent quoi qu'il en soit un aperçu fascinant de la vie de métis adultes dans la colonie. Ils démontrent également que des initiatives d'union et de résistance collective de la part de métis en vue de défendre leurs intérêts sont loin d'être des phénomènes récents, mais s'inscrivent au contraire dans une longue histoire.

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